«À la table de notre Seigneur»: la cène selon Farel (1)

Guillaume Farel (1489-1565) est l'un des fondateurs du protestantisme de langue française. Dauphinois, élève de Lefèvre d'Etaples à Paris, déçu par Briçonnet à Meaux, fréquentant ensuite les grands réformateurs de langue allemande de Suisse et de Rhénanie (Zwingli à Zurich, Œcolampade à Bâle, Bucer à Strasbourg) tout en expérimentant les nouvelles pratiques pastorales dans des terroirs aussi divers que Montbéliard, Aigle, Morat, Neuchâtel ou Genève, il est chargé vers la fin des années 1520 «d'écrire en langue vulgaire pour donner quelque instruction à ceux qui ne savent en latin en touchant brièvement quelques points sur lesquels le monde n'était pas bien enseigné afin que tous ceux de la langue française pussent avoir plus droite intelligence et connaissance de Jésus» (1). Ce Sommaire et brève déclaration rencontre un grand succès et est la première tentative d'exposition de la nouvelle foi en français avant Calvin (que Farel poussera très vite à prendre des responsabilités) et son Institution dont il conseillera ensuite la lecture à ceux qui ont vu son «petit livret et qui à bon droit désirent plus ample explication» (2).

Le premier volet de cet article se propose d'examiner la conception que se fait Farel de la cène à la fin des années 1520 à partir de son Sommaire et plus particulièrement de son chapitre 19 (De la messe). Un deuxième volet le fera à partir d'un ouvrage plus spécialisé publié par Farel en 1538 : L'ordre et manière qu'on tient en administrant les saints sacrements: le Baptême et la Cène de notre Seigneur. Enfin, un troisième et dernier volet se penchera sur un ouvrage encore plus spécialisé, son traité De la sainte cène de notre Seigneur Jésus et de son Testament confirmé par sa mort et passion paru en 1553. On pourra ainsi voir s'il y a évolution dans la pensée du réformateur et à quoi cela peut être dû. On verra aussi si l'accumulation des expériences laisse entrevoir quelque chose comme un vécu de la cène, déjà flagrant dans le chapitre que Calvin y consacre dans l'Institution.

1 La table dans les années 1520: l'anti-messe

Le Sommaire de Farel est un ouvrage pratique: il s'agit d'expliquer simplement aux nouveaux pratiquants tout ce qui différencie leur nouvelle manière d'être chrétien de l'ancienne et en quoi elle est plus fidèle à l'enseignement du Christ. La chapitre De la messe (3) confronte donc l'eucharistie catholique à la cène protestante (qui n'est pas encore ainsi nommée mais plus simplement et directement sainte table de notre Seigneur et on peut regretter que cette formule n'ait pas été retenue) selon une logique binaire : 

La table est collective, la messe est séparation et privauté

Farel commence par là et c'est effectivement ce qui doit le plus frapper les participants à ce nouveau type de célébration: le fidèle n'est plus seul face au prêtre, il fait partie d'une assemblée qui mange et boit ensemble. Farel cite Paul : «Car nous qui mangeons d'un même pain et buvons d'un même calice sommes tous un corps» (d'après 1 Corinthiens 10,15-17). Tandis que la messe «est pour donner à comprendre la grosse différence entre les prêtres et le peuple».

La table est pour les pauvres, la messe ruine et dépense

La tonalité sociale de Farel est frappante. Les pauvres sont toujours là, dans et hors de l'église, et le christianisme rénové doit leur faire place. Ils sont donc là dès le deuxième argument: «Par la messe, les pauvres sont ruinés, les veuves aussi et orphelins. Car par elle, l'Église du pape a soutiré tous les biens du monde. Et ce qui devait venir aux pauvres membres de Jésus est offert et employé aux riches habits (...) en quoi d'innombrables biens sont dépensés et les pauvres sont délaissés». Le bon exemple est à chercher «auparavant», dans le premier christianisme où «ceux qui venaient à la table étaient incités d'aider aux pauvres qui ne peuvent gagner leur vie» tandis que la messe «incite à donner à ceux qui sont hors de ce monde, pour les tirer (comme disent les prêtres) hors de purgatoire qui est une invention de Satan et de ses ministres contre la sainte Écriture. Par laquelle invention innombrables sont ceux qui vont en perdition éternelle. Et tout le monde est mangé et dévoré par les ventres paresseux des prêtres, moines et moinesses».

La table est compréhensible, simple et efficace, la messe est incompréhensible et inefficace

Toujours dans ce premier christianisme, «quand le saint peuple venait à la table de notre Seigneur auparavant, on lisait en langage que tous comprenaient quelque portion de la sainte Écriture en faisant oraisons comprises de tous en grands gémissements». Alors qu'en «la messe, tout est dit en langage que le peuple ne comprend point». Et pour ne rien arranger, elle est inefficace puisque, «au lieu de rendre grâces à Dieu pour notre rédemption, le prêtre avec ceux qui l'aident offrent pain et vin pour leur rédemption et leur salut. Et ce de jour en jour, comme si le sacrifice de Jésus était insuffisant, sans une vraie efficacité». Alors qu'à la table, «en mémoire de notre Seigneur Jésus qui, une fois a été offert pour nous, pour nettoyer nos péchés, ils prennent et mangent tous d'un même pain et boivent d'un même calice, attendant la triomphante et merveilleuse venue de Jésus».  

On voit que l'on est encore dans la confrontation et la justification face à une pratique ancrée et majoritaire qu'il faut dénoncer, détruire et remplacer. Le nouveau rituel, même s'il s'affirme comme le retour au rituel primitif, n'est pas encore assez répété et vécu pour avoir encore engendré une expérience. Il sera intéressant de voir dans les écrits postérieurs si cette expérience modifie ou enrichit la vision de la cène (et si l'influence de Calvin modifie cette conception mémoriale encore très marquée par Zwingli). 


(1) Première et deuxième pages de la postface de l'édition de 1542 (La raison pourquoi cette œuvre a été faite) où Farel écrit que c'est Œcolampade «à la requête de quelques bons personnages» qui l'en «admonesta», cité p.11 de l'édition d'Arthur L. Hofer dont nous nous sommes servi (Belle Rivière, 1980) et qui se base sur l'édition datée de 1525 (en fait probablement d'après 1529) retrouvée en 1928 au British Museum. On peut trouver l'édition de 1542 (où le chapitre sur la messe est le 24, aux pp.115 à 125) sur le site des bibliothèques suisses e-rara.
(2) Cité par Hofer, p.12.
(3) Tous nos extraits en sont issus, il est pp.116 à 127 de Hofer. Nous avons modernisé l'orthographe de Farel et traduit les quelques mots qui ont changé de sens ou ne sont plus compréhensibles.

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